L’année 2019 a vu frapper à ses portes une crise sanitaire redoutable avec son lot de victimes. Les effets délétères prévisibles de la covid-19 ne pouvaient qu’engendrer dès lors, en retour, des réponses promptes matérialisées par la fabrication de vaccins, comme ultime moyen de frein du virus et de protection des vies. D’où l’apparition, en moins d’un an, d’un certain nombre de vaccins anti-covid de diverses industries pharmaceutiques telles que Moderna, Biotech-Pfizer, Johnson and Johnson, Spoutnik V et AstraZeneca (AZ).

Tous les États confrontés à cette situation difficile vont se ruer sur l’achat de vaccins avec chacun sa stratégie. Si certains y sont allés individuellement (Achat de vaccins Spoutnik V par la Hongrie et l’Autriche respectivement), pour d’autres, tels que la Commission européenne, face à l’hégémonie des industries pharmaceutiques, du coût et du stock de vaccins très déficitaire, couplé à l’urgence, va se constituer un canal privilégié d’achat agissant au nom et pour le compte de tous ses États membres.

Il est à noter d’entrée de jeu que parmi les nombreux accords de fourniture de vaccins conclus par la commission, seul celui passé avec le géant pharmaceutique AstraZeneca portant sur 400 millions de doses de vaccins, fera l’objet de réflexion dans ce présent billet en raison des nombreuses questions qu’il suscite, notamment sur son cadre juridique assez équivoque, son opacité étrange et suspecte, et les formulations troubles de ses clauses.

 

Cadre juridique équivoque de l’accord : une procédure de passation singulière et hybride

 

Il fut un temps où la mutualisation des achats publics ne concernait que les entités publiques à l’intérieur des États ou États voisins. Restée assez marginale, depuis 2000, cette technique connaît un vrai regain de par la crise sanitaire, laquelle est perceptible par le développement des marchés conjoints de fourniture de produits médicaux entre les États et, désormais, des vaccins. Quoique le régime juridique encadrant la pratique des marchés conjoints reste assez éclaté.

En termes de base juridique, la pratique européenne des marchés conjoints est assez éclatée : il existe d’une part, la directive 2014/24, art. 39 et d’autre part, Décision n ° 1082/2013/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 relative aux menaces transfrontières graves sur la santé et abrogeant la décision n ° 2119/98/CE et enfin, Règlement 2016/369 du 15 mars 2016 relatif à la fourniture d’une aide d’urgence au sein de l’Union.

La convention passée entre la Commission européenne et AZ est un accord international semblable à celui conclu à l’occasion de la grippe H1N1 par elle pour ses États membres, tous sujets de droit international. Cet accord semble toutefois s’inscrire dans la procédure de passation des marchés conjoints conformément à la directive 2014/24, art. 39, au cours de laquelle la commission fonctionnait comme une grande centrale d’achats chargée de fournir ses membres en vaccins.

Cependant chose étrange, une telle passation de marché conjoint qui commande des phases rigoureuses de publicité et de mise en concurrence préalables à toute attribution, semble n’avoir pas eu lieu.  Pourquoi ? Par manque de candidat ou du fait de l’urgence? Des questions auxquelles seule la commission, pouvoir adjudicatrice, pourra répondre.

Le défaut des deux phases déjà citées amène à creuser la piste la plus plausible, celle d’une passation intervenue selon le règlement 2016/369 du 15 mars 2016 relatif à la fourniture d’une aide d’urgence au sein de l’Union.

La procédure d’urgence est un instrument dont dispose la commission pour échapper aux contraintes financières dans la mesure où le financement de tel achat est effectué non pas directement par les États, mais plutôt sur le budget général de l’Union ou sur des contributions supplémentaires des États. Ce faisant, elle supplée les États ne disposant pas de liquidité conséquente pour conjurer la crise.

On comprend aisément pourquoi, devant l’incertitude de la procédure de passation choisie, le professeur De La Rosa a taxé très tôt ce contrat d’inédit, voire hybride.

 

La formulation trouble des clauses « best reasonable efforts » : mère de potentiels conflits à venir…

 

Il est de coutume de voir dans des contrats que des clauses revêtent, par leurs formulations, la forme d’une obligation de moyen ou de résultat commandant pour chacune, des attitudes très précises et différentes qui impactent leurs régimes juridiques, notamment celui de la responsabilité contractuelle.

Toutefois, les clauses du contrat AstraZeneca (point 1.9, page 3) ont été formulées sous le vocable atypique « Best Reasonable Efforts » qui signifie « meilleurs efforts possibles ». Dès lors, sommes-nous en présence d’obligations de moyens ou de résultats ?  Le simple fait de poser une telle question, d’hésiter autant sur la nature desdites obligations est en soi problématique et dénote d’une imprécision accrue de la formulation de ces clauses.

Cette imprécision est visible à travers les interprétations diverses qu’ont les parties sur des dispositions similaires, notamment sur la question de savoir, en effet, si AZ pouvait invoquer un problème de production sur son site pour justifier des coupes dans ses livraisons de vaccins à l’Union européenne. À cette question, les parties avaient des réponses contradictoires.

Il est nécessaire de s’interroger davantage sur les raisons qui ont bien pu motiver l’usage d’une formulation si équivoque, puisqu’il s’agit d’un contrat de livraison. À ce titre, la logique juridique aurait imposé l’emploi de l’obligation de résultat, davantage sensé et adapté à ce type de contrat dans lequel l’objet du contrat réside dans la livraison desdits vaccins. Ne pas opter pour ce type d’obligation reste incongru et révèle grossièrement le manque de vigilance de la commission. Par contre, la formulation sous le vocable « Best reasonable effort » des clauses de ce contrat aurait eu du sens s’il s’agissait d’une convention de recherche de vaccins avec tous des risques que comporte ce type de contrat, étant donné que dans cette hypothèse, les composants du vaccin n’auraient pas encore été trouvés. On assiste donc à des interprétations personnelles au gré et selon le bon vouloir de chaque partie.

Pour preuve, si pour le PDG d’AstraZeneca, les obligations auxquelles son entreprise est assujettie n’étaient pas contractuelles, mais des engagements à faire de meilleurs efforts, pour la commission, une telle déclaration est contraire aussi bien à l’esprit qu’à la lettre du contrat. D’où l’idée de formulation trouble.

En sommes, si l’on devait s’en tenir aux « meilleurs efforts possibles », sur quelle base se ferait cette hypothèse ? Selon quels critères déterminés l’effort aurait-il atteint le seuil escompté, donc le meilleur possible? Est-ce à partir des lois belges, loi applicable au contrat ? Ou à partir d’un contrat similaire ?

En attendant, d’être fixé par les juridictions belges (contrat AZ, point 18.4, page 32.), à l’issue d’un litige, le contenu véritable de ce vocable, restera sujet à spéculation.

 

L’opacité étrange et suspecte du contrat : une confidentialité controversée

 

La Commission européenne fait de plus en plus fi de son sacerdoce fondé sur un principe, celui de la transparence. Un fait visible dans ces récents contrats conclus en vue de la fourniture de vaccins, notamment le contrat passé avec AZ qui n’a de contenu que par ses parties hachurées. Une opacité le rendant indigeste et pire, inaccessible aux citoyens européens. Il est par conséquent légitime d’explorer les questions liées aux bases légales susceptibles de soutenir une telle attitude. Autrement dit, existe-t-il des fondements juridiques à l’apposition du sceau de confidentialité sur un pan de ce contrat au mépris des principes de transparence commandant, par ailleurs, leur accessibilité ?

Aussi surprenant soit-il, le système européen offre de bonnes armes juridiques à la commission pour rendre confidentiels les contrats passés.

De prime abord, il est possible de convoquer la jurisprudence européenne, singulièrement l’affaire commission c/ Autriche de 2018 dans laquelle la cour a rappelé la nécessité d’apposer le sceau de la confidentialité pour les données sensibles tant dans la passation d’un marché que dans son l’exécution. Cela se justifie, en effet, par le fait que certaines données techniques scientifiques et autres, déjà brevetées, doivent être protégées afin de garantir les droits de propriété.

Le code de la commande publique s’inscrit dans cette même veine en ce que son article L.2132-1 enjoint aux personnes publiques de s’abstenir de toutes divulgations des informations classées confidentielles par les opérateurs.

Si à première vue cette possibilité paraît inattaquable parce que dûment consacrée, il convient toutefois de noter que l’une des raisons de la rigidité de la procédure de passation des marchés publics procède du désir de la puissance publique, donc des États, de veiller à l’usage sain des deniers publics. Dès lors, comment effectuer de tels usage et contrôle, si plusieurs clauses importantes dudit contrat se sont vues hachurer? Quel paradoxe !

 

Les cris d’alarme du parlement européen sont restés, malheureusement, inaudibles face à l’étiolement du principe de transparence conséquemment à l’accessibilité des documents officiels des institutions qui demeure pour eux et comme tout citoyen, un droit. Même s’il faut reconnaître qu’à la réalité, la commission, sur ce coup, est dans un sacré dilemme parce que tiraillée entre la nécessité légitime de protéger l’intérêt des opérateurs et le désire de contenter le parlement et conséquemment le peuple européen qui exige la transparence.

 

 

Article rédigé par :

Yves Roland EHOUILLET

Juriste Consultant Ordiges France

Doctorant en droit international

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