Selon un avis consultatif du Conseil d’Etat en date du 3 décembre 2020 relatif au projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République, ce projet s’est inscrit dans un contexte de tensions constatées dans la société française susceptibles de menacer l’unité de la Nation [1]. Les conseillers d’Etat avaient d’ailleurs souligné que la contextualisation politique dans ce projet était absente et marquée ainsi une ligne politique peu claire qui avait pour conséquence de créer «  un décalage parfois important entre l’objet des mesures et la compréhension de leur justification »[2].

Ce projet de loi est ainsi intervenu dans la continuité des discours du président de la République prononcés lors du 150e anniversaire de la République le 4 septembre 2020 et aux Mureaux le 2 octobre 2020 afin de palier au repli communautaire et au développement de l’islamisme radical, par le renfort du respect des principes républicains.

Adoptée définitivement par l’Assemblée nationale en date du 23 juillet 2021 puis examinés par le Conseil constitutionnel en date du 13 août 2021, la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite « loi contre le séparatisme » a finalement été promulguée en date du 24 août 2021.

Cette loi [3] énonce dans son titre I « GARANTIR LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE ET DES EXIGENCES MINIMALES DE LA VIE EN SOCIETÉ », en son chapitre 1er , des dispositions relatives au service public afin de mobiliser toutes les collectivités et toutes les politiques publiques à lutter contre les affirmations identitaires et fondamentalistes.

La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure l’application du principe de neutralité et laïcité impactent-ils le service public et notamment les titulaires d’un contrat de la commande publique et les acheteurs.

Il conviendra d’une part de constater les précisions apportées par la loi du 25 août 2021 au regard des principes de neutralité et de laïcité au sein des services publics (I) pour ensuite analyser son impact sur les titulaires de contrat de la commande publique et des acheteurs (II).

L’application du principe de neutralité et laïcité au sein des services publics au prisme de l’article 1er de la loi du 25 août 2021 :

La loi dispose à son article 1er que « lorsque la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public ».

Cette première disposition de loi s’applique donc aux services publics mais dans quelle mesure ?

Il conviendra alors de définir précisément la notion de service public.

La notion de service public

Pour Gaston Jèze (1869-1953) de l’Ecole de Bordeaux sont « uniquement et exclusivement des services publics, les besoins d’intérêt général que les gouvernants d’un pays donné, à un moment donné ont décidé de satisfaire par le procédé du service public »[4]. Cette définition peut être complétée au prisme de l’ère contemporaine comme étant une activité d’intérêt général assumée par une personne publique mais qui peut tout autant être assurée par une personne privée que par une personne publique.

En dehors de toute qualification expresse du fait de la Constitution ou d’une loi ( pour exemple : la loi n° 96-369 du 03/05/96 relative aux services d’incendie et de secours), la jurisprudence qualifie de service public, une activité qui cumule à la fois le critère matériel et un critère organique.

S’agissant du critère matériel, l’activité du service public doit être d’intérêt général. Cette appréciation de l’intérêt peut être soit déterminé par des textes (Constitutions, conventions internationales et lois) soit par l’Administration. Dans ce dernier cas, le juge considère qu’à partir du moment où l’activité profite à la collectivité, elle peut alors être qualifiée d’intérêt général.

S’agissant du critère organique, l’activité doit être assumée par une personne publique. L’activité peut cependant, soit être gérer directement par la personne publique, soit être gérer par une personne privée à la condition qu’elle ait reçu une investiture contractuelle ou unilatérale (du fait d’une disposition législative expresse).

Cependant, en dehors de tout contrat ou de toute disposition législative, l’investiture unilatérale d’une mission de service public d’une personne publique auprès d’une personne privée est admise par les juges administratifs.

En effet, selon le faisceau d’indice découvert par les juges du Palais Royal dans le célèbre arrêt APREI de 2007[5], l’Administration entend confier une telle mission, et cela en dehors même de toute prérogative publique (contrairement à l’arrêt Narcy du Conseil d’Etat de 1963[6]), lorsqu’elle est d’intérêt général, que les conditions de création, d’organisation ou de fonctionnement de l’organisme sont placés sous le contrôle de l’Administration, que des obligations lui sont imposées et que des mesures sont prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints.

Les principes de neutralité et de laïcité au sein des services publics

La loi du 24 août 2021 précise que ce n’est que lorsque « la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé » que « ce dernier est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public ».

Qu’en est-il dans le cas  d’une investiture unilatérale d’une personne publique auprès d’une personne privée en dehors de tout contrat ou de toute disposition législative ?

Selon le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet de loi, cette disposition reprend les critères dégagés par la jurisprudence. En effet, si l’on considère que le critère matériel est déterminé  réglementairement par l’Administration, cette disposition s’appliquera aux structures qui seront qualifiées de service publics s’ils remplissent les critères organiques.

Cependant, qu’en serait-il pour les pour les divers organismes, notamment associatifs, participant à des missions d’intérêt général sans que le règlement qui leur confie cette mission ne l’aient eux-mêmes qualifiée de service public ? Aucune réponse n’a été apportée par la loi promulguée.

Dans tous les cas, l’application de cette disposition aux contrats de la commande ne comporte aucun doute. En effet, la loi du 24 août 2021 précise expressément dans son II. l’application aux contrats de la commande publique, au sens de l’article L. 2 du code de la commande publique, du respect pour son titulaire d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public.

Cette obligation d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service par une personne privée n’est cependant pas nouvelle.

Comme le rappel d’une part, les rédacteurs de l’étude d’impact relatif au projet de loi en date du 8 décembre[7] 2020 et d’autre part, le Conseil d’Etat dans son avis de 2020, la jurisprudence a depuis longtemps posé, au côté des grandes lois de Rolland (continuité du service public, mutabilité du service public et égalité des usagers devant un service public), le principe de l’application des principes de neutralité et de son corolaire, le principe de laïcité au service public, y compris lorsqu’il est exercé par un organisme privé.

En effet, dans un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2013[8], cette dernière a précisé que « les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé ». Au contraire, la laïcité ne s’applique pas dans une entreprise privée qui n’est pas chargée d’un service public[9].

Cette loi ne propose donc pas une nouveauté dans ses principes en ne venant que conforter les solutions jurisprudentielles qui s’appliquent à l’ensemble des services publics, l’important n’étant pas le gestionnaire de la mission, mais l’activité elle-même.

Cependant, il y est proposé des modalités d’encadrement tout a fait nouvelles.

En effet, la loi a finalement pour objet de mieux garantir le respect de ses principes lorsque l’exécution d’une mission de service public est confiée à une entreprise privée ou à un organisme de droit public employant des salariés soumis au droit du travail mais aussi à tout titulaire d’un contrat de la commande publique, concession ou marché public, qui a pour objet, en tout ou partie, l’exécution d’une mission de service public.

Le champs d’application de cette disposition est donc très large mais, selon le Conseil d’Etat, « elle ne remet pas en cause les restrictions à l’application du principe de laïcité du service public par des lois, telles que les dispositions du code de l’éducation relatives aux établissements d’enseignement privé et n’a pas non plus pour objet et ne sauraient avoir pour effet d’écarter un candidat à la passation d’un tel contrat au seul motif qu’il s’agirait d’un organisme, association ou autre, se réclamant d’un courant de pensée ou d’inspiration confessionnelle ».

L’impact sur l’acheteur des obligations de respect des principes de neutralité et laïcité pesant sur le titulaire d’un contrat de la commande publique 

 Dans son II. , la loi du 24 août 2021 précise en premier lieu que le titulaire d’un contrat de la commande publique prenne « les mesures nécessaires à assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité ».

Dès lors, cette disposition ne concerne pas les usagers du service public mais seulement le personnel, qu’il relève d’un service public administratif assumé par une personne publique (ce qui était déjà le cas avec la jurisprudence Berkani) que d’un service public industriel et commercial assumé par une personne privée ou une personne publique.  A ce titre, le titulaire du contrat doit inscrire des clauses de neutralité dans le règlement intérieur de l’entreprise.

De plus, la loi précise en deuxième lieux que le « titulaire du contrat veille également à ce que toute autre personne à laquelle il confie pour partie l’exécution du service public s’assure du respect de ces obligations. Il est tenu de communiquer à l’acheteur chacun des contrats de sous-traitance ou de sous-concession ayant pour effet de faire participer le sous-traitant ou le sous-concessionnaire à l’exécution de la mission de service public ».

Ainsi, le sous-traitant est également soumis au respect de ces principes. De plus, le titulaire doit communiquer à l’acheteur, chacun des contrats de sous-traitance, ce qui est une obligation bien plus que large que ce qui est prévue par le code de la commande publique.

Enfin, la loi précise que « les clauses du contrat rappellent ces obligations et précisent les modalités de contrôle et de sanction du cocontractant lorsque celui-ci n’a pas pris les mesures adaptées pour les mettre en œuvre et faire cesser les manquements constatés ».

En outre, l’acheteur doit prévoir des pénalités dans le cas du non-respect des principes de neutralité et de laïcité en caractérisant les manquements du titulaire. La qualification contractuelle de ces manquements n’est pas chose aisé pour l’acheteur.

Enfin, le III. précise  l’acheteur doit inclure ces clauses relatives aux obligations relatives aux respects des principes de neutralité et de laïcité aux contrats pour lesquels une consultations est engagée ou un avis de publicité est envoyé à la publication à compter du 25 août dernier.

De plus, les contrats pour lesquels une consultation ou un avis de publicité est en cours au 25 août 2021, ainsi que les contrats en cours à cette même date, doivent être modifiés afin de se conformer à ces nouvelles obligations si le terme de ces contrats intervient après le 25 février 2023. Les autorités contractantes disposent toutefois d’un délai pour procéder à la modification de ces contrats, la loi prévoyant que cette modification peut intervenir jusqu’au 25 août 2022.

Il est à noter que l’acheteur doit rester vigilent sur les mesures adoptées lors de la passation de contrat de la commande publique en effectuant un contrôle entre l’intérêt des usagers et les principes constitutionnels. En effet, l’article 5 de la loi du 25 août a étendu la procédure de déféré-suspension aux actes des collectivités qui portent « gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics ». Lorsque le préfet qui contrôle la légalité des actes concernés constate un manquement, il peut saisir le juge administratif qui dispose de 48 heures pour examiner sa légalité et prononcer, le cas échéant, la suspension de son exécution. A titre d’illustration, l’instruction gouvernemental en date du 31 décembre 2021 relative au contrôle de légalité des actes portant gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics[10] dispose que les marchés publics exigeant « la fourniture d’aliments certifiés par une autorité religieuse ou conformes à des prescriptions religieuses » sont contraires au principe précités.

En conclusion, la loi du 25 août 2021 confortant le respect des principes de neutralité et de laïcité au sein des services publics n’est pas une originalité en droit administratif. En effet ces principes s’appliquent aussi bien aux personnes publiques qu’aux personne privées assumant une mission de service public, que cette mission soit le fait d’un texte ou de l’application des critères jurisprudentiels des arrêts Narcy et APREI.

Cependant, la loi propose des modalités d’encadrement qui impactent directement les titulaires d’un contrat de la commande publique en leur imposant des obligations permettant de veiller aux principes de neutralité et de laïcité lorsque ces derniers exécutent une missions de services public. Ces modalités impactent tout autant les acheteurs de la commande publique du fait pour ces derniers d’inscrire des clauses de respect des principes précités tout en prévoyant les sanctions de ces manquements et étant particulièrement vigilent sur l’objet de certains contrats aux risques que le préfet défère l’acte à la juridiction compétente.

Il ressort donc de ces dispositions qu’acheteur et titulaire doivent adapter leur process afin tous deux de veiller au respect des principes de la République.

Camille Tolos
Juriste-consultant et Chef de projet Ordiges France

[1] CE, avis, 3 décembre 2020, n°401549 : https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-sur-un-projet-de-loi-confortant-le-respect-par-tous-des-principes-de-la-republique

[2] CE, avis, 3 décembre 2020, n°401549 : https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-sur-un-projet-de-loi-confortant-le-respect-par-tous-des-principes-de-la-republique (Alinéa 6 p.3)

[3] loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043964778

[4]   Gilles J. GUGLIELMI, UNE INTRODUCTION AU DROIT DU SERVICE PUBLIC, 1994, p.7 : https://www.guglielmi.fr/IMG/pdf/INTRODSP.pdf

[5] CE, Sect, APREI, 22 février 2007, n° 264541 : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000018259406/ 

[6] CE, Narcy, 28 juin 1963, n° 43834

[7] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3649_etude-impact.pdf

[8] Cass. Soc. 19 mars 2013, CPAM de Seine-Saint-Denis, n° n° 12-11.690

[9] Cass. Soc. 19 mars 2013, Crèche Baby-loup, n° 11-28.845

[10] instruction gouvernemental en date du 31 décembre 2021 relative au contrôle de légalité des actes portant gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics : https://media.interieur.gouv.fr/bomi/BOMI2022-1-1/textes/B00_20211231_TERB2132392J.pdf

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